samedi 21 août 2010

Christophe Lemaire


En mode minimaliste


Christophe Lemaire. Après avoir dopé Lacoste, voilà ce janséniste nommé à la direction artistique du prêt-à-porter féminin d’Hermès.

Par Marie-Dominique Lelièvre

Al’angle de la rue de Poitou, à Paris, deux ouvrières piquent à la machine dans un rayon de soleil, au-dessus de l’échoppe où Lemaire propose une mode fusion dans une palette crayeuse, faite d’influences ethniques silencieusement redessinées par un crayon contemporain. Comme encore incrédule de la mirifique proposition tombée du ciel, Christophe Lemaire, 45 ans, encaisse le choc. Directeur artistique du prêt-à-porter féminin d’Hermès. L’étalon-or des belles matières sublimées par des artisans d’élite. 500 millions d’euros de trésorerie et des clientes qui ne faiblissent pas.

Une frange de page donne à ce visage de post-adolescent quadragénaire une candeur mélancolique. Succéder à des pointures tels que Marc Audibet, Jean Paul Gaultier ou Martin Margiela, ce n’est pas de la tarte. Petit-cousin de Margiela, le vestiaire de Lemaire se situe quelque part entre l’anonymat probe d’APC et un métissage à la Issey Miyake. «Ses vêtements ne crient pas : ce sont des bombes à retardement», note Samuel Drira, le créateur de la revue Encens.

Sa nomination a fait lever quelques sourcils : dans le New York Times, Cathy Horyn s’est étonnée qu’un anonyme emporte la tombola, ce qui prouve qu’elle n’a pas encore compris quel monde elle habite désormais. Les rédactrices fashion qualifient Lemaire de discret, alors qu’il est juste normal et réservé : ni égocentré ni fabriqué. A la pose du créateur, Lemaire substitue son métier.

Depuis dix ans, il est le directeur artistique de la marque Lacoste, dont il a vitaminé palette et coupes. Lacoste n’est plus la griffe des Premiers ministres en vacance ou des lascars en baggy, mais celle des yuppies américains, qui trouvent cool ses propositions nettes. «Notre société marchande produit laideur et impudeur. Je lutte contre ça», dit-il.

Pour son propre label, Lemaire opte pour la retenue créative avec une panoplie minimaliste, simple et fonctionnelle inspirée des vêtements quotidiens… des humbles. «En Afrique, en Asie, la dignité de gens habillés avec trois fois rien me fascine.» DIGNITÉ : un mot que Lemaire emploie souvent à propos du vêtement. L’«antique dignité humaine» louée par Pasolini dans sesEcrits corsaires, qui dénoncent ce que la mode a de servile et de vulgaire. «Aujourd’hui, riches et pauvres partagent les mêmes rêves cheap. Avoir conscience de soi, c’est prendre ses distances à l’égard de la société marchande», note Lemaire. Un propos janséniste qui va comme un gant à la maison Hermès. «L’époque du couturier cryptogramme de lui-même est révolue. Ni Hermès ni Lemaire n’ont envie de tomber dans le chaudron terrifiant de la mode. Ce choix me semble en accord avec ce qu’on attend aujourd’hui d’un couturier», précise Olivier Saillard, directeur du musée de la Mode.

Hermès n’a jamais été en phase avec le monde de la mode. Archétype de la belle facture, ses treize autres métiers - cuir, soie, orfèvrerie, cristallerie, chaussures… - offrent des objets qui durent. Le vestiaire masculin conçu depuis vingt ans par Véronique Nichanian coïncide avec cette doctrine calviniste. C’est dans ses pas que Lemaire mettra les siens. Son sens de la couleur, il le mettra au service de la soie. Et surtout, il sera là. Présent dans les ateliers Hermès du Pré-Saint-Gervais.«J’aime le travail en équipe…» Un argument qui a dû séduire Pierre-Alexis Dumas, qui pilote la direction artistique. «Cette démarche intelligente prouve son instinct, remarque le couturier Marc Audibet. C’est un retour aux sources : dans les années 30, Emile Hermès a créé la couture avec une inconnue, Lola Prusac. Une des premières à avoir proposé du sportswear aux élégantes sportives.» En période de crise, s’ancrer à l’histoire.

«Suis-je un homme de mode ? Je ne crois pas», dit Lemaire, dans le décor home-made de sa boutique pareil à une chambre d’étudiant arty. Homme de mode, peut-être pas, mais garçon en fil de fer dans un jean slim et de simples espadrilles. Après le divorce de ses parents, il a grandi en pension, à Saint-Martin de Pontoise. «A 19 ans, après une hypokhâgne, je voulais faire les Arts Décos car je m’intéressais à l’architecture intérieure et au design. Mais j’ai dû travailler : comme assistant chez Mugler, puis chez Saint Laurent, aux archives. J’avais pour lui une admiration sans borne.» Sa grand-mère s’habillait en Saint Laurent Rive Gauche. «Et à la fin de sa vie, en Alaïa. Svelte, elle marchait comme dans les années 30, épaule en avant et sac sous le bras. Elle se tenait.» Quant à sa mère, fille du peintre et écrivain russe Boris Simon, il loue son allure naturelle : «L’élégance, c’est une façon de se tenir.» Avoir de la tenue, savoir se tenir : la dignité, encore. Transmise à son fils Paul, 18 ans, qui, affligé par la Star Ac, préfère livrer des pizzas en vélo à New York. «Il apprend la réalité», dit son père. Lui, il a vécu le rêve de la haute couture dans les années 80 auprès de Christian Lacroix. «C’était féerique. Nous suspendions dans la cabine des robes à crinoline. De merveilleux mannequins comme Marie Seznec ou Ann Duong travaillaient là. Mais j’ai réalisé que les clientes ne m’inspiraient rien.» Ivana Trump n’était pas Grace Kelly. Et puis les défilés, les top models et la mode-spectacle l’indifférent. «Je préfère la justesse à l’esbroufe. Un prêt-à-porter quotidien, émancipateur, facile à porter.»

Lemaire crée sa maison en 1991. Son emblème : un trèfle à trois feuilles. Enfant, il inventait des pays imaginaires et pour chacun, les uniformes de son armée, de sa police. La prestance, la tenue, toujours et encore. «Le design des uniformes me fascine. Il y a une ergonomie, une nécessité absolue de fonctionnalité. Ils vont droit à l’essentiel .» Comme les vêtements de travail que sa jolie compagne Sarah Linh, qui est aussi sa collaboratrice, habite mieux que personne.

Chez Lacoste, où il entre en 2000, les commerciaux snobent ce jeunot qui revisite les proportions des polos et pulvérise la gamme de couleurs. Ses fans doivent faire le tour des boutiques pour dénicher ses baskets cultes, distribuées à regret. «Lacoste m’a obligé à me confronter au scepticisme des commerciaux, donc à défendre un point de vue.» Car si Lemaire est réservé, c’est un être entier qui défend ses choix avec authenticité. «Christophe est sincère, c’est son point faible. Il va jusqu’au bout avec candeur», dit un ami compositeur, qui apprécie cet amateur éclairé de musique, jazz, soul, reggae, rock… Et en ce moment, Debussy. Rythmée de sonorités chinoises, la musique électro du groupe Japan semblait, lors de son dernier défilé en plein air, sur les toits de l’agence BETC, une définition programmatique de la mode de Lemaire.

En matière de croco, Lemaire passera du polo au foulard, mais il reste dans le sport. Chez Hermès, il aura tout loisir de cultiver son côté hors mode avec un sportswear d’excellence. Et de proposer enfin, par exemple, des cashmeres qui ne boulochent pas…



Christophe Lemaire en 7 dates



12 avril 1965: Naissance à Besançon.

1969: Départ au Sénégal.

1984: Accessoiriste chez Mugler.

1986: Rejoint Christian Lacroix.

1991: Première collection Christophe Lemaire.

2000: Directeur artistique de Lacoste.

2010: Directeur artistique du prêt à porter féminin d’Hermès.

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