samedi 1 mai 2010
Olivier Saillard / Blast
En charge de la programmation des prestigieux Arts-Déco du Louvre, Olivier Saillard est à la mode ce que la mode est à l’hiver : le meilleur moyen de passer la saison. Somme érudite d’une légèreté addictive, son Histoire idéale de la mode contemporaine signe une tenace revanche de l’éphémère sur le “prêt-à-jeter”.
Parler d’histoire de la mode est-il intrinsèquement contradictoire ?
Il est vrai que pendant longtemps les gens de la mode avaient peur de citer le mot “histoire”. C’était un terme figé, solennel, poussiéreux. Or depuis les dernières années, les dirigeants ont commencé à parler de l’ADN d’une marque, comme des criminologues… Ce qui est très inquiétant. Avant, on aurait parlé d’âme, de sang neuf ou d’esprit. Tout cela montre bien qu’ils se sont réconciliés avec le patrimoine des maisons, qu’ils s’acharnent à faire revivre le passé des maisons, mais en le niant. Quand on est sur style.com, madamefigaro.com ou vogue.com, on trouve simultanément, dès que les défilés se terminent, les collections de tout le monde. Je m’étais amusé à compter dans une saison le nombre de passages. C’est vertigineux. On peut se demander pourquoi, alors que la terre se réchauffe, on a autant besoin de vêtements ! Et tout est archivé jusqu’en 2000. Après, plus rien. Plus on avance, moins la mémoire va au-delà des années 2000. L’idée de ce livre est venue du fait que l’on se parle très régulièrement, dans le milieu de la mode, de collections mythiques de Saint Laurent ou de Gaultier dont on n’a plus trace.
Peut-on parler de mémoire quand on garde tout ?
Les maisons elles-mêmes n’ont pas forcément tout. Ce qu’il reste des débuts de Martin Margiela est un peu maigre. Pour le reste, on retrouvera tout sur Internet à condition que les serveurs fassent leur travail. C’est assez étrange : il y a trop de mémoire simultanée momentanément. Ensuite, ça disparaît, jusqu’à ce qu’un réassortiment du goût permette d’y voir plus clair.
Croyez-vous en la mode ?
Je crois aux créateurs. Toutes les marques lancées dans un “mécanisme de marque” ont tué à dix, vingt ans près, ce qu’elles étaient. J’en parlais récemment avec Marc Audibet, qui avait une marque très importante dans les années 80, et assez fondamentale dans l’histoire de la mode, et qui a ensuite travaillé chez Prada, qui a été un homme de l’ombre de beaucoup de marques… On se disait que l’exercice auquel s’adonnaient les créateurs avec les codes de chaque marque était très récent. Passé le règne hégémonique des groupes de luxe consistant à faire du Dior en pied-de-poule ou du Chanel avec des doubles C, rien ne dit que cet exercice de style ne disparaîtra pas. Le plus réconciliant avec cette méthode est sans doute Nicolas Ghesquière, qui tantôt va chercher du côté de Balenciaga, tantôt devient le véritable auteur de sa mode.
Qu’est-ce que la mode vous raconte ?
Je parlerais davantage du vêtement, au-delà de la mode, ce que j’ai longtemps voulu ignorer. Je trouvais que la mode était une discipline vivante, un spectacle, quelques défilés étaient un condensé d’énergie assez exaltant par rapport à d’autres disciplines, mais j’aime aussi bien la mode quand elle n’est pas portée. J’aime la réalité du vêtement quand il arrive au musée, dans les fripes, dans un magasin. Plein de collections n’ont pas de vie en dehors du podium. Ça me déplaît un peu, même s’il y a de très beaux gestes de défilés qui ont été importants sur la seule question du défilé. C’est pour ça que j’aime Comme des garçons : au-delà de sa recherche conceptuelle radicale, Rei Kawakubo ne perd jamais de vue qu’elle fait un vêtement.
Quel serait, selon vous, le moyen de sortir par le haut d’une pleine logique de marque ?
Je pense surtout au système de distribution, qui est assez figé, selon une cartographie d’architecture presque totalitaire où chaque capitale a son bâtiment signé Herzog & de Meuron. Et je trouverais plutôt noble et assez élégant que Prada soutienne des gens en les associant à leur marque pour des collections autonomes, comme avec Watanabe ou Tao, qui ont revitalisé la propre création de Kawakubo. On n’a pas forcément besoin de cinq étages de fringues en nom propre. Et les vêtements sont trop chers. Le prêt-à-porter a perdu de vue l’idée d’habiller la rue. Est-ce vraiment son rôle ? Je dis ça parce que les dirigeants se posent beaucoup de questions sur la réussite de leur entreprise ! Or, sans vouloir rentrer dans ce discours, il est vrai que H&M ou Zara, par rapport à une mode quotidienne, font des choses très correctes. Quand je me rends chez d’autres créateurs, je n’ai pas l’impression que ce soit très différent.
Vous avez déjà imaginé travailler en maison ?
L’ambiance d’une maison de couture est atroce ! Cette vie sous le bocal où chacun parle de l’autre… En revanche, j’ai aimé rencontrer les créateurs, comme Lacroix ou Marc Audibet… Ou Issey Miyake, que j’ai adoré rencontrer quand j’étais au Japon, qui éclaire tout à coup sur la notion de création. Et j’ai un très bon souvenir de Karl Lagerfeld, à l’époque où je travaillais sur l’expo Chanel au Metropolitan Museum. C’est quelqu’un d’habité, d’articulé.
Contrairement à ce qu’il est convenu d’observer, votre livre revient sur de très belles années 90…
Les gens ont une très mauvaise analyse. La création d’une décennie à l’autre est toujours plutôt bonne, et favorise toujours des gens très différents, ce qui était peut-être moins vrai dans les années 30 et 40, où tout le monde faisait peu ou prou la même chose.
Depuis les années 80, il existe une véritable variété de styles, d’écoles : l’école anglaise, japonaise, belge… Et la fin des années 90 a vu émerger Hussein Chalayan ou Viktor & Rolf… Finalement, le minimalisme des années 90 était peu de chose au regard de la foison de propositions. Vous savez, j’étais sceptique en revoyant mon propre livre. Je me disais : tant d’idées qu’on ne voit pas dans la rue ! Tant de bonnes choses oubliées en trois mois ! Le paradoxe étant qu’avec la H&Misation du monde, les gens sont plus à la mode qu’auparavant…
Face à cette standardisation que vous décrivez, il y a tout de même de jeunes créateurs dont on parle beaucoup en ce moment. Que pensez-vous, par exemple, de Romain Kremer ?
Je l’aime bien. C’est important qu’il y ait toujours un créateur qui pousse la limite entre le portable et l’expérimentation. Néanmoins, je ne pourrais pas m’habiller en Romain Kremer… Remarquez… Je ne peux pas regarder un défilé Christian Dior
et me dire que je peux porter la grande robe ! Quoique… (Rires)
Après, c’est ça : comment vivre de ce système ? Il n’y a plus de magasins multimarques. Et à terme, si le vêtement n’est pas consommé… Sur cette question, il faudrait interroger les Belges. Ann Demeulemeester, Dries Van Noten, ou Martin Margiela avant qu’il ne soit racheté, étaient indépendants mais avec une exigence sur le vêtement. Les Français ont beaucoup mis ça de côté. Les Anglais aussi. Ils devraient créer moins, mais mieux. Une collection de dix vêtements peut suffire.
Alexis Mabille ?
Au début, je ne comprenais pas cette idée “jolie madame”, mais quand la réussite est manifeste, comme chez lui, cela implique qu’on s’y intéresse. Il est en train de démontrer que sa mode peut exister. Il a commencé comme un petit artisan, avec un grand sens de l’entreprise. Créativement, ça ne m’intéresse pas forcément mais après tout.
Pourquoi avoir mis de côté, pour votre livre, la mode masculine ?
Même si la mode masculine est beaucoup plus réjouissante depuis les années 90, c’est un secteur qui a mis pas mal de temps à se mobiliser, à se renouveler, et qui fonctionne toujours autour d’une garde-robe un peu commune : le costume. Je ne vois rien d’autre qu’un costume, ou alors des jeans et des t-shirts mous. Quand on sort de ces chemins-là, ce sont des épiphénomènes. Mais il ne faut pas le regretter ! C’est même plutôt réjouissant… C’est la raison pour laquelle la mode féminine pose toujours un peu problème. À part chez Yves Saint Laurent, elle n’a pas toujours su imposer des classiques. Porter un costume, c’est formidable… Alors qu’en jogging, on se fait tout de suite arrêter à la douane ! Il existe des solutions purement pratiques qui n’invalident pas le propos de mode.
Comment vous habillez-vous d’ordinaire ?
J’aime porter une chemise de mon père qui date d’il y a au moins vingt ans… Un pantalon Marni… Sinon, je porte beaucoup de Dries Van Noten. Sur un exemple de mode plus fantaisiste, Dries a bien compris qu’il faut parfois se fondre un peu dans un inconscient collectif vestimentaire pour l’emmener ailleurs. Je n’ai jamais regretté que la mode masculine soit monolithique : je pense simplement qu’elle a trouvé ce qu’elle était. Une de celles qui en parlent le mieux, c’est Véronique Nichanian chez Hermès. Il n’y a qu’à voir : les cosmocorps de Pierre Cardin ou les robes du soir unisexes de Jacques Esterel n’ont pas marché… En revanche, on devrait évoquer tout ce qui est street ou hiphop. Car certains garçons, dans le genre, sont vraiment très élégants.
Histoire idéale de la mode contemporaine. Les plus beaux défilés de 1970 à nos jours. Éditions Textuel
http://www.blast.fr/ Olivier Saillard photographed by Ronan Merot
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