Marc Audibet a marqué l’histoire de la mode des années 80 en développant une mode exigeante et visionnaire, ayant mis au point des tissus extensibles , il élargit la notion d’élasticité, habituellement réservé au jersey, à des tissages classiques comme le lin, la mousseline ou encore le satin. Ses recherches textiles lui permirent de décliner des vêtements sans fermetures, ni boutons, s’enfilant comme des t-shirts. L’aventure n’aura qu’un temps mais l’influence de Marc Audibet sera grande."
- Qu’est-ce qui vous a amené à créer votre griffe dans les années 80 ?
- Cela faisait plusieurs années déjà que j’exerçais ce métier, chez Cerruti notamment, et j’étais fatigué de la répétition des mêmes thématiques. On était toujours dans cette démarche du revival qu’avait lancée St Laurent dix ans plus tôt. Je voyais un décalage s’installer entre la rue, où les vêtements de sport commençaient à prendre de plus en plus d’importance, et les podiums. A l’époque, au début des années 80, les gens détournaient les anoraks de ski en ville, il n’y avait rien de cela dans les collections de mode. Les tenues de danse me semblaint plus modernes que bien des propositions de créateurs…
- L’idée, c’était d’échapper au système des tendances ?
- Oui, je souhaitais traiter le vêtement comme un objet de design et non plus dans une optique de renouvellement permanent destiné à soutenir la consommation. Le système me semble essouflé ; il y a toujours cette obligation de faire un semblant de révolution tous les six mois. Or, on ne révolutionne pas le vêtement non-stop. Les cycles sont plus longs. Une saison, c’est trop rapide pour mener de vraies recherches de fond. Aujourd’hui tout s’est encore accéléré, c’est la course au renouvellement permanent — Pré-collection, collection, croisière… Cette démultiplication des offres fait que les gens qui travaillent, des fabricants de tissus aux modélistes, n’ont plus le temps de rien. Tout est devenu plus rapide, mais on se demande pourquoi.
- Dans les années 80, vous misez des recherches textiles pour votre propre ligne…
- Tout a commencé dans les années 20-30 avec le tulle, qui est un jersey, pour les gaines, afin d’aplatir les seins et les hanches. C’est une matière peu élastique, alors utilisée pour la contention. Puis ce furent, après-guerre, les premiers maillots de bain en fibre Polyester. Quelques vêtement de ski aussi… Dans les années 70, il y a l’arrivée du Lycra, mais toujours associé à des jerseys, décliné dans des tenues de sport. Dans les années 80, j’ai fait glisser le Lycra vers des matières tissées pour des tenues de ville. Mais je ne voudrais pas passer pour un raseur hyper technique. Ma démarche était tout autant motivée par des fantasmes ; j’ai toujours été attiré par l’image, nourri de références hollywoodiennes. Pour remodeler sa ligne, Marlène Dietrich portait sous ses tenues de scène des sortes de justaucorps en tulle chair cousus par des fils de caoutchouc. Ces « secondes peau » réalisées dans les ateliers de Balmain ont trouvé écho dans mon imaginaire.
- Pourriez-vous aujourd’hui mener ces mêmes recherches de textiles ?
- Je ne pense pas. Le sytème permet de moins en moins d’expérimentations. Il y a moins de budgets pour la prospection chez les filateurs. Il y a aussi simplement de moins en moins de fabricants. Je vois bien pour les collections que je dessine à droite à gauche les difficultés énormes pour obtenir une couleur spéciale, des métrages en temps et en heure. Alors, étudier de nouveaux tissus, vous n’y pensez pas !
- En vingt ans, trouvez-vous que les systèmes de la mode aient beaucoup évolué ?
- La mode n’a pas changé dans ses fonctionnements. C’est même encore plus caricatural ! On est tombé dans ce que Baudrillard appelait l’hyper-réalité. Telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, la mode relève du virtuel. On construit des univers fantasmagoriques globaux déclinés en de très petits éléments – sacs, souliers, lunettes solaires – pour alimenter la consommation. Mais la mode n’est plus une réalité en soi. Il s’agit de projections subjectives au travers d’images, celles des défilés, celle de la presse. Les vêtements présentés sur les podiums n’ont pas pour finalité d’être portés ; ils accessoirisent les accessoires.
- Vous étiez dans une démarche de moderniste, en pleine période post-moderne…
- Oui, parce que d’après moi la modernité n’a jamais eu lieu en mode. Dans la littérature, la peinture, l’architecture, ça a été la révolution permanente entre 1890 et 1930. Je ne suis pas sûr que la mode soit vraiment compatible avec l’idée de modernité. Je ne sais pas…
- Etrangement, votre travail trouve écho, vingt ans plus tard dans les co-brandings entre Adidas et Yohji Yamamoto, ou encore Stella Mc Cartney. Voire même les collections Nike Women. Techniquement et stylistiquement parlant.
- Au fond, la démarche s’est faite à l’inverse de ce que je proposais : ce ne sont plus les gens de la mode qui s’emparent du sport, mais les industriels du sport qui intègrent la mode à leurs logiques. Aujourd’hui, le sport est avant tout une réalité esthétique.
- Vous restez une sorte de puriste du vêtement…
- J’ai appris ça à travers la couture et j’y reste très attaché. Il est de bon ton de parler de la mode comme d’un art, mais il y a avant tout un art de la mode, et il réside dans la technique. Mes héros, ce sont Madelaine Vionnet, Paul Poiret, Cristobal Balenciaga, Coco Chanel et Claire Mc Cardell – pionnière du sportswear américain. J’ai aussi un faible pour Mario Fortuny. Ce sont les plus importants du point de vue de la création parce qu’ils ont questionné le vêtement dans ses structures mêmes. Quand j’ai crée ma marque en 1984, ce qui m’intéressait – très prétentieusement au fond – c’était de faire un acte de création. Une de mes erreurs a été de ne pas comprendre que la mode repose sur des histoires de tendances. Ces tendances intéressent plus les médias qu’elles ne créent de nouvelles propositions vestimentaires. Lors’qu’un designer propose une recherche personnelle, elle n’est pas comprise. Mais si son idée est copiée, ou qu’ils sont deux à travailler dans la même direction, on appelle cela une tendance. La presse s’y intéresse alors…
- Pourquoi cet attachement à la technique ?
- Je suis passionné par la coupe, l’équilibre du vêtement. La structure même d’une pièce incite la personne qui la porte à une attitude différente. Prenez l’exemple des poches : si vous les placez basses, sur un pantalon, une veste ou une jupe, l’attitude sera nonchalante. Hautes, la femme va se tenir beaucoup plus droite – cela mettra ses seins en valeur – le look est plus hiératique. Cela détermine un représentation cool ou théâtrale du corps.
- Vous avez une haute idée de la création…
- Au fond j’ai cru à un espèce de rôle prophétique du designer. Vionnet, reine du biais, Dior super-ovni. Aujourd’hui, je suis plus nuancé sur cette mythologie des créateurs. La liberté du corps attribuée à Chanel ou Vionnet a certes été très intéressantes, mais elle s’est faite à l’intérieur d’une révolution sociale et politique. La guerre de 14-18 a sans aucun doute été plus importante pour la libération des femmes que les tenues en jersey de Chanel. Qui plus est, le jersey n’a pas été inventé par Mademoiselle Chanel. Il y avait déjà des tailleurs en jersey vers 1880, et pas uniquement le sport, pour des tenues de ville. S’il est vrai que la mode représente plus que tout autre domaine l’esprit d’une épque, elle demeure tout au plus un catalyseur.
- Votre regard a changé ?
- Tout est justement question de regard. Si on pense technique, Cristobal Balenciaga est le plus grand couturier des années 60, si on se place sous un angle social, c’est André Courrèges, parce qu’il a su traduire les revendications de la jeunesse – la jeunesse, c’est la grande affaire des années 60. Quand on regarde la structure d’un vêtement Courrèges, c’est un vêtement Balenciaga – il fut d’ailleurs son assistant. Courrèges a juste raccourci les jupes et fait sauter les mannequins en l’air. La mode se joue autant dans sa représentation que dans l’art du vêtement.
- C’est quoi pour vous un créateur de mode ?
- Cristobal Balenciag aimait dire : « Un bon couturier doit être : architecte pour les plans, sculpteur pour la forme, peintre pour la couleur, musicien pour l’harmonie et philosophe pour la mesure. » Aujourd’hui il faut être designer, couturier et styliste.
- Qu’est-ce qui a le plus évolué ces vingt dernières années ?
- Le rapport au corps. Le corps doit être jeune, rester jeune. C’est le principal sujet de la mode, ce n’est plus le vêtement qui compte mais le corps. Il faut donc toujours dévoiler un ventre nu, un décolleté… L’obsession, c’est de rendre ce corps désirable ou désirant – car après tout il s’agit surtout du désir de soi. Les femmes développent un rapport névrotique avec leur apparence, et comme on ne peut pas passer sur le billard au moindre nouveau pli…
- Et dans le métier ?
- La création des grands groupes de luxe, bien sûr ! Bernard Arnault a replacé le centre de la mode de l’Italie vers Paris. Il a fait revenir ce qu’on appelle la créativité à Paris. Etant un financier – un grand créateur financier d’ailleurs -, il a misé sur des créateurs jouant la carte de la performance. On est entouré d’as de la représentation médiatique ! Il est évident que la recherche de création vestimentaire n’est pas une priorité… Mais aujourd’hui, quand on parle de mode, tout est très confondu entre création médiatique, vestimentaire et financière. Ces données vivent ensemble. Mieux vaut donc ne pas être trop puriste… A lire la presse, ce sont d’ailleurs les grands groupes qui ont les plus grands stylistes. Le génie d’un directeur artistique se juge à la puissance du groupe pour lequel il travaille. Peu de gens passent à travers les mailles du filet. Il y a certes quelques Japonais – mais ils sont là depuis 25 ans, et on ne va pas déboulonner les dernières idoles rescapées des années 80. Reste aussi Martin Margiela, encore qu’il ait été racheté par un groupe très puissant.
- Prada, Trussardi, Hermès, Ferragamo…, vous avez travaillé pour une flopée de grandes maisons…
- Oui, je suis un nègre. J’ai besoin de vivre comme tout le monde. Quand on travaille pour des maisons, la démarche est ambiguë : on prend une distance – ce n’est pas vous qui êtes en première ligne, c’est une marque. Ce détachement vous permet d’élucubrer plus facilement sur des thèmes connus. On répond aux attentes, sans les tâtonnements de la création. Et parfois, le résultat est presque meilleur, enfin plus facile.
- Vous étiez le coach de Miuccia Prada à ses débuts dans le prêt-à-porter, vers 92-96.
- J’étais son prof, pour la mode. Ma connaissance du monde industriel italien et de la couture française m’a permis de créer des passerelles, d’élaborer le système Prada. J’ai toujours dessiné les collections comme des scripts de cinéma. Miuccia travaille toujours dans cette optique.
- C’était une bonne élève ?
- Miuccia est une femme de grand goût. J’ai toujours eu beaucoup de tendresse pour les Prada. Par une espèce de détachement presque aristocratique, Miuccia ne se posait jamais la question de savoir si ses collections allaient marcher ou pas. Elle pouvait se permettre ce luxe, car les petits sacs se vendaient très bien. Patrizio Bertelli avait su développer les lignes et les licences autorisant cette liberté. On ne peut pas parler de Prada sans parler de Bertelli.
- Quel regard portez-vous sur son évolution ?
- Prada reste le leader absolu de la mode italienne. Qui plus est, la marque est très différente des autres créateurs transalpins. Son pseudo intellectualisme détonne dans un pays où l’on ne voit défiler que des bimbos. De mon temps, il y avait une certaine sobriété. Quand on regarde les dernières collections Prada, l’image n’est plus la même. On est passé d’une mode très minimaliste, très basique – mais très élégante – à quelque chose de plus compliqué, de plus décoratif. Le renouvellement est très intelligent. Mais au niveau de la structure des vêtements, elle retravaille toujours sur mes bases.
- Vous pensez à relancer votre marque ?
- Oui et je n’ai pas tellement d’autres alternatives, car le monde de la mode est dirigé par des gens entre 50 et 60 ans qui ne jurent – officiellement – que par des stylistes de 25-30 ans. Et comme j’ai plus l’âge des PDG que celui des designers, je trouve difficilement ma place dans le système actuel.
- Reste à trouver un financier…
- Et cela a toujours été compliqué. Les producteurs italiens ne financent que des créateurs italiens – jusqu’à preuve du contraire, les dernières griffes lancées c’est Alessandro Del Aqua et Giambattista Valli. Vous ne trouverez pas un japonais, un anglais ou un français financé par des industriels italiens. Les financiers, de quelque nationalité qu’ils soient ne s’intéressent pas vraiment à la mode, sauf pour faire émerger leurs propres designers. Les russes s’y mettent, les chinois ne vont pas tarder, dans la mesure où ils envisagent tous la mode comme une vitrine nationale. C’est une logique de communication.`
- Et pourquoi pas des financiers français ?
- Faisant très naturellement de la mode depuis 300 ans, les français ont mis beaucoup de temps à comprendre son importance. Il a fallu les années 2000, l’arrivée d’un Bernard Arnault pour voir des investisseurs. Mais rarement sur des développements de nouvelles griffes, plus dans des relances de vieilles maisons.
- Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans la mode actuelle ?
- Le sport, les chaussures de sport.
- La nouvelle génération de talents comme Nicolas Ghesquière vous interpelle-t-elle ?
- Oui, bien sûr, ça m’intéresse toujours de regarder ce qu’ils font. Même si j’ai parfois un œil très critique, je suis toujours émerveillé, car je sais qu’ils font un métier très difficile. Des gens qui, comme Nicolas Ghesquière, ont le courage de défendre une ligne de conduite, c’est plus qu’intéressant : c’est glorieux ! Ses relectures des pièces de Cristobal Balenciaga tiennent de l’historicisme ; il donne à voir ce que les gens attendent, c’est très malin. Mais, le plus important, c’est que les vêtements redéfinissent la silhouette féminine. Elle est ronde, alors que les dernières années le corps était carré. D’un point de vue esthétique, c’est une bouffée d’air frais.
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